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20120612

"Gerhard Richter : Panorama" au Centre Pompidou / doute et paix


Épargnons d'emblée la démonstration ou le suspens parce que l'événement est percutant : l'exposition « Gerhard Richter : Panorama » au Centre Pompidou est une merveille : merveille d'accrochage, de sobriété et d'aération (bravo bravo bravo, une fois encore, à Jasmine Oezcebi, scénographe de l'exposition), merveille de vertige et de doute, de ciels, de paysages et de visages, d'apparitions-disparitions (en un mot), d'abstractions figuratives et de figurations abstraites, de not so private jokes.

Intitulée Panorama, l'exposition rétrospective strictement monographique a été co-conçue par le MNAM, la Tate Modern de Londres et la Neue Nationalgallerie de Berlin (0) et, du coup, la force de frappe des trois établissements permet de rassembler tous (tous !) les plus grands tableaux des collections internationales et de la collection privée du peintre allemand qui fête ses 80 ans en 2012. Au Louvre, une autre exposition, consacrée aux dessins de Richter a ouvert en même temps et en partenariat avec celle du Centre -on en reparle.


Gerhard Richter, Tourist (with 2 lions), 1975, huile sur toile 



Comptez-bien : Gerhard Richter (dont je vous ai déjà un tout petit parlé, dans une autre vie) avait une quarantaine d'années en 1977 lorsque ses gris abstraits et ses verres sculpturaux étaient rassemblés pour une expo à l'inauguration du Musée National d'Art Moderne. On ne programme pas une exposition inaugurale comme une autre (Oh, ça !), on ne reprogramme pas une exposition inaugurale comme une autre.


Comptez plus loin : Gerhard Richter était un gamin de 10 ans en 1942 en Allemagne. Il est né à l'Est qui ne l'était pas encore et est passé à l'Ouest en 1961. « Nous étions une génération sans pères, c'était le cas pour moi. C'est suffisant pour rendre sceptique n'importe qui. » (1)

La génération ne faisant pas intégralement les personnalités (sinon, j'écrirais des phrases courtes en les enclenchant par un « Bref » d'aspirant hipster au lieu d'utiliser des syntaxes tordues par les doubles négations et un lexique vieille France), prenons cette donnée comme ce qu'elle est : un indice de piste de lecture éventuelle. L'élément générationnel restera dans ce billet un sous-texte imposant dont je vous confie le soin de convoquer, de comprendre, d'abandonner ou de commenter (feel free) !
Gerhard Richter, Bouquet, 2009. Huile sur toile, collection particulière



La peinture de Richter convoque sans cesse le doute sceptique pour interroger à peu près tout ce qui est constitutif de l’art : le vrai et le faux, l'abstrait et la figure, le sublime et le subliminal, la vie et la mort (parce qu’ils sont constitutifs de l’art, quoi qu’on en dise).
L'humilité du peintre et sa compassion solidaire de son propre doute rendent sereine, critique et donc philosophique, l'incertitude des contours et des couleurs. En effet, le doute de Richter évoque celui de David Hume, qu'on qualifie de sceptique modéré. Lorsqu’il doute de la ligne, le flou en témoigne ; lorsqu’il doute de la couleur, le gris fondamental apparaît. Le doute décrit par Hume ne s'applique pas aux choses quotidiennes car une telle destination entraînerait la perte de la raison : le doute sceptique modéré porte sur les croyances gratuites. L’art de Richter interroge avant toute chose l’imperméabilité de la figuration et de l’abstraction, et il le fait, fort de sa technique inénarrable - c'est probablement l'un des meilleurs peintres du siècle, avec un pinceau aussi fin que celui d'un Leonard.
 Gerhard Richter, Grauschlieren, 1968. 200 cm x 200 cm, huile sur toile, collection particulière
Les relations de ce couple-là sont passionnelles et violentes car l’abstraction et la figuration répondent strictement et de manière autoritaire à des questions esthétiques distinctes pensant répondre aux mêmes interrogations. Il se trouve que les questions fondamentales de l’abstraction et de la figuration diffèrent, expliquant alors l’incapacité apparente à faire la paix. Richter peignant abstraitement et peignant figurativement, successivement, pacifie l’antagonisme qui s’est imposé comme règle. 

Et là, on peut tendre la main jusqu’au bouquin de Julia Kristeva, rangé dans la bibliothèque Ikea par trop trop loin des Baudrillard (parce que oui, le classement de la bibliothèque d’une fanatique est un exercice d’équilibriste) : dans Pouvoirs de l’horreur. Essais sur l’abjection (1980), Kristeva démontre que l’après-guerre (cf sous-texte) a généré une perte de confiance du sujet pour les systèmes rationnels ou religieux monolithiques. Le monolithe abattu par Gerhard Richter a une face abstraction, l’autre figuration, une face vrai, une autre faux, comme une pièce de monnaie, chérie par le numismate. En témoigne la controverse esthético-datée de Buchloch sur le sujet : selon B., Richter aurait participé à la révision socio-historique de l’histoire de l’art moderne.   

A bien regarder ses peintures et à aimer bien regarder ses peintures, pensant que, d’un moment à l’autre, des larmes dans les yeux, je pourrais tomber à genoux, il apparaît clair que, malgré les contours troubles, Richter préfère le sentiment du monde tel qu’il le ressent plutôt que de s’infliger des convictions conceptuelles ou rationnelles génératrices de frustration ou de peine. Je suis comme lui, surtout au niveau des jambes et du cœur.
  
 Gerhard Richter, September, 2005. huile sur toile, MoMA 
 
Pour Hume, et j'ai tendance à le croire pour Richter également, les événements qui font ma vie s'imposent dans mon esprit comme des perceptions. Ce qui est vif, sensationnel ou émotif est une impression ; lorsque le vif s'affaiblit en image d'esprit, cette perception est pour Hume une idée. Il y a quelques années, j'aurais été capricieusement scandalisée par cet ordonnancement des choses ; aujourd'hui, la sagesse aidant, l'ordre des choses est celui-là - le respecter revient à rassembler les conditions nécessaires au bonheur et à la paix.
La perception est relative, accidentée, subjective et représentative de la subjectivité. La patience et la technique du peintre, aussi grandioses soient-elles, ne parviendront pas à réduire l'image perçue au seul motif. Douter, c'est respecter la réalité inaccessible par la perception et convenir de la vérité du doute. Et lorsque le regard se porte sur moi, la perception n’est jamais qu’une éclipse: « quand je pénètre au plus intime de ce que j'appelle moi-même, c'est toujours pour tomber sur une perception particulière ou sur une autre (...). Je ne puis jamais arriver à me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception »(2)

On peut de nouveau tenter le coup, au Centre Pompidou, plus de trente ans après 1977 : les fameuses installations constituées de panneaux de verre relativise la transparence et la perception. Certains panneaux de verre sont peints en gris. Inévitablement, puisque l’objet se présente comme un écran ou un tableau, on se retrouve frontalement face verre peint, ou plutôt face à son propre reflet devenu flou par addition de peinture grise au panneau de verre. Face à ce Richter-là, jamais mon regard vers mon reflet ne m’avait donné à la juste qualité de ce que je suis : floue à moi-même à quelques certitudes paisibles de sentiments près !
   
 Gerhard Richter, S. avec enfant, 1995. huile sur toile, 52x62 cm

Parlons-en, des sentiments ! Quelques salles plus loin, l’une des plus belles rassemble des portraits de tendresse de Sabine Richter et de leurs enfants : toutes les images coupent le souffle et emplissent le cœur comme des retrouvailles le feraient. 
Le flou des figurations pourrait troubler parce qu’il peut être signe de disparition. Mais je l’ai pris là comme un respect fondamental des personnes et comme l’acceptation de l' « infigurabilité » des visages. J'ai le sentiment (et il n'est que le mien) que le fameux flou de Richter, loin d'être une accusation assassine de la condition humaine, témoigne du respect de l'humble peintre doutant de ses perceptions mais pas du monde dans son intégralité.
Gerhard Richter, Reader [Lesende], 1994. Huile sur toile, San Francisco Museum of Modern Art.
Et lorsqu’on vient à se pencher sur la mort, le cadavérique, le drame, comme lorsqu'on se confronte à la miniature d'une histoire monumentale dans tous les sens du terme (September, 2005, voir supra), lorsqu'il s'agit de « fixer la tristesse, la pitié et la peine. Mais sûrement, aussi, la peur » (citation du 18 octobre 1977) le plus courageux respect et responsabilité de l’homme viennent flouter sans spectacle les scènes, laissées là, incompréhensibles autant que l’est la Beauté et l’amour. Toutes choses étant inégales par ailleurs, drame, mort, tendresse, sentiment demeurent incommutables autant qu’insaisissables tout à fait.
Cette connivence sans souffrance se fonde sur la responsabilité et la volonté de ne pas essayer de posséder. Il y a du Bach, du Vermeer et du Degas dans l’intimité silencieuse de Richter avec le monde, de l’océanique même quand il s’agit de peindre un nuage, il y a de la grâce sous pression (3) et la preuve de la légitimité du calme.






Gerhard Richter, Cloud I, 1970
Gerhard Richter, Cloud II, 1970
Gerhard Richter, Cloud III, 1970




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NOTES

(0) Billet subtilement narratif que j'aime vraiment beaucoup. (J'ai tenté de te demander la permission...)
(1) Gerhard Richter, Panorama, Ed. Centre Pompidou, entretien entre G.R. et Nicholas Serota, Printemps 2011. Serota relance ainsi : (S.N.) « Vous étiez en effet un enfant sans père, métaphoriquement parlant, mais aussi au sens propre. (G.R.) « Oui, je n'ai eu ni l'un ni l'autre, ni un père qui soit une référence, ni l'autorité d'un père. Un père fixe des limites et met le holà quand c'est nécessaire. Mais n'en ayant pas eu, j'ai eu tout loisir de rester puérilement naïf bien longtemps : je faisais ce qu'il me plaisait de faire, même lorsque je me trompais. »
(2) David Hume, Traité de la nature humaine, 1740.
(3) Le grand Hemingway aurait défini, selon un portrait qui lui était consacré par le New Yorker le 30 novembre 1929, le courage comme « grace under pressure »

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    je reviens de vacances et je n'avais pas lu ce post sur Richter. J'apprécie les différentes approches. Pas facile, justement, de tenter une approche d'un peintre qui prétend ne pas être un "intellectuel" mais qui réfléchit énormément sur la manière d'aborder la peinture et qui, d'autre part, est le contraire d'un "émotionnel" (ou d'un peintre de l'émotion, comme on en voit sans doute trop, à mon goût), même s'il a des émotions comme n'importe lequel -ou laquelle- d'entre nous. Je trouve intéressant de voir quels sont les tableaux sur lesquels nous nous arrêtons respectivement dans l'œuvre du peintre. Cela -en retour- nous apprend-il des choses sur nous-mêmes ?

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  2. Bonjour Holbein,
    Merci de votre réaction qui s'apparente à celle, enthousiaste, qu'a provoqué la publication de votre billet sur Richter. C'est tout à fait passionnant de comparer son point de vue avec celui aussi structuré et intelligent que le votre, oui.

    je crois bien que c'est l'art de l'art que de nous enseigner. Regarder est une action de projection quoi qu'il arrive. Pour ma part, j'envisage le blog comme un espace d'expression de cette projection subjective, le seul espace que j'ai à ma petite disposition - la culture et le musée étant mon milieu professionnel. Par conséquent, ma petite histoire peut influencer ma façon d'envisager une oeuvre. Je ne souhaite pas refouler cette subjectivité là, au contraire !

    Ceci étant dit, s'il n'y a pas d'émotion chez Richter, demeure à mon sens une forme de morale, diluée dans la post-modernité.

    J'espère que nous aurons l'occasion de comparer à nouveau nos points de vue !

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