Qu'il soit analytique ou synthétique, le cubisme de la cordée sanctifiée Braque-Picasso cherche à renouveler la représentation en tendant, non sans kantiannisme, vers la chose en soi. Il est connu que leur marchand Kanwheiller faisait le lien entre cette pensée philosophie largement dégrossie et les deux peintres.
Pour autant, je n'ai jamais croisé de texte confrontant les écrits du philosophe allemand avec les oeuvres. OK. On va tenter un truc, rapide, peu exhaustif (je vous préviens) mais je crois assez probant : du copier/coller de la pensée de Kant sur les catégories kantiennes du cubisme.
On commence par quelques généralités : Kant pose d'emblée l'antagonisme fondamental entre le sujet et l'objet. Cette dichotomie se reflète dans certains couples de facultés mentales : sensibilité et entendement ; désir et connaissance ; raison pratique et raison théorique. Jusqu'ici ça colle : le cubisme choisit son camp : c'est celui du jugement, de la critique de la visualité et donc de l'esthétique pure. La perception esthétique est la sensibilité et davantage que la sensibilité.
Ça se complique un peu, hein, mais c'est pour le mieux : cet ordre de la perception esthétique se définit par deux catégories qui sont "finalité sans fin" et "légalité sans loi".
La finalité sans fin est en œuvre dans l'illusionnisme non répressif de la deuxième phase du cubisme, dite "analytique" - après la période cézanienne. La force libératrice de la fonction esthétique est envisagée par les cubistes comme contenant la possibilité d'un nouveau principe de réalité. C'est la structure de la beauté, du dessin, de l'iconographie qui est questionnée par son effraction, est ouverte par la satisfaction nouvelle du jeu libre des potentialités libérées.
Pablo Picasso, Portrait d'Ambroise Vollard, 1910, Musée Pouchkine
Pour Kant, "la finalité sans fin", la finalité formelle est la forme sous laquelle l'objet apparaît dans la représentation esthétique. Tous les liens entre l'objet et le monde de la raison théorique et pratique sont tranchés, ou plutôt suspendus. Cézanne le premier avait isoler l'objet pour saisir son essence. La pomme, le torchon, le couteau, le baigneur avaient alors acquis des coordonnées spatiales autonomes de façon à les rendre à leurs "être libres".
Ce jeu de la finalité sans fin aboutit en 1911 à un illusionnisme sans représentation reconnaissable. Ça, là, quand on n'arrive même plus à lire le tableau, quand la grille cubiste est trop serrée pour qu'il en sorte quoi que ce soit, ça, donc, c'est le "cubisme-hermétique-de-1911".
Pablo Picasso, L'Homme à la mandoline, 1911, Musée Picasso, Paris
Ainsi, afin de barrer la route à l'abstraction dissolvant l'objet et perdant son essence, Braque et Picasso rétablissent des constantes mimétiques : les papiers collés, les mots écrits renouvellent la citation de la réalité dans l'espace esthétique. Les cubistes se conforment bien ici à une "légalité sans loi". Les sens et l'entendement sont ici réconciliés, et même qu'ils pourraient se faire un hug.
Georges Braque, Compotier et cartes, début 1913, Paris, MNAM
On comprend alors comment le petit Marcel trouve dans le cubisme le champ opératoire d'une transgression esthétique : Kant titre "De la beauté, symbole de moralité", Duchamp est le plus bel immoraliste de l'histoire de l'art du XXe, et son initiation au blasphème tient à la subversion du cubisme.
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