Depuis le début des années soixante-dix, l’artiste française Gina Pane (1935-1990) réalise des autoportraits performés mettant en scène son corps et interrogeant sa féminité. Ces actions trouvent une expression augmentée par leur transcription en œuvre pérenne. Son imposant diptyque conservé au MNAM, Escalade non anesthésiée, avril 1971, confirme que, pour reprendre les termes employés par Harald Szeeman désignant la fameuse exposition de 1969 dont il était le commissaire, « les attitudes deviennent formes ».
Gina Pane, Escalade non-anesthesiée, 1974, MNAM
Les deux éléments du diptyque forment une unité cohérente par la conformité de leurs dimensions et par la communauté de la sobre harmonie chromatique dominée par le gris acier, le noir et le blanc. Solidaire du mur, le panneau de gauche relate l’action de Gina Pane effectuée dans l’intimité de l’atelier : on reconnaît l’artiste, vêtue d’une tenue quotidienne –jeans et chemise à carreaux – grimper sur une structure utilisée comme échelle dont les montants horizontaux sont dangereusement encombrés d’aspérité tranchantes. C’est cette structure évidée en acier, qui nous est présentée à droite. Les éléments de perturbations ponctuent les deux éléments. L’agression est active mais passée à droite, passive et en puissance dans celui de gauche. Cette démarche sado-masochiste rappelant le Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud autant que le fonctionnement des objets surréalistes caractérise l’art corporel. Paradoxalement, la cohérence des deux éléments du diptyque tient aussi à leur opposition : si tous deux sont composés selon une grille aléatoire et asymétrique, sans point focale et en all over évoquant les grilles néoplastiques de Mondrian, leur densité sont inversés. A gauche, le panneau est plein : une mosaïque de clichés noir et blanc forme une narration discontinue et cacophonique : l’agencement des photographies reflète le voyage d’un regard curieux et semble alors organisé thématiquement focalisant ici sur les pieds, là sur les mains, ailleurs encore sur le visage impassible de l’artiste s’automutilant. A droite, la structure évidée se détache du mur comme un relief, s’impose comme une sculpture tant ses lignes orthogonales fortement marquées par la verticale sanctionnent le mur du white cube institutionnel autant qu’elles rendent tranchent et rend sensible l’espace de la salle. Gina Pane conçoit cette sculpture usitée comme échelle en empruntant aux minimalistes l’aspect brutal du matériau et la lisibilité des volumes.
Gina Pane, Escalade non-anesthesiée (détail), 1974, MNAM
Pourtant, conceptuellement, les deux panneaux représentent la même idée et c’est dans leur synthèse que surgit autant la sensation de menace que le sens métaphorique de l’ascension. La multiplication des photographies prises presqu'en rafale et l’exhibition de la pellicule évoquant la bobine vidéo fractionne le mouvement et imprime l’action dans son déroulement. Ainsi, d’un côté l’escalade s’inscrit dans une durée transitoire et révolue, et de l’autre, la possibilité de renouveler l’ascension et la pérennité de la menace se matérialise dans l’acier inoxydable de ce volume aniconographique – n’est-ce pas là la définition baudelairienne de la modernité, elle qui articule le transitoire et l’éternel ? Ainsi, si la performance est le point de départ de l'œuvre, sa performativité demeure suspendue dans l'agencement photographique, ses pièges sont en même temps obsolètes et activés dans la vision synthétique des deux panneaux. Les deux grilles révèlent alors leurs fonctionnements spatial et temporel moderniste théorisés par Rosalind Krauss. En effet, dans cette suspension intentionnelle des durées et comme le révèle Susan Sontag, «le happening opère en créant un réseau asymétrique de surprises, sans apogée ni dénouement. Nous sommes dans la logique du rêve, non dans la logique de la plupart des œuvres d'art. »
Gina Pane, Action sentimentale, 1973
Enfin, comme on perçoit alors les pics sadiques sur les barreaux d’échelle menaçant les membres de l’artiste, on comprend l’enjeu de la performance sacrificielle : en perçant à jour les limites de son propre corps, Gina Pane opère la mise en scène et le démontage des représentations et des fantasmes collectifs qui grèves les corps particuliers. On a souvent souligné le caractère ouvertement blasphématoire de l’ « expressionnisme corporel » développée par les acteurs du body art, et plus particulièrement par les viennois (Otto Muehl, Günter Brus et Hermann Nitsch). « Le body art, dans toutes ses perturbations (performance, photo, film, vidéo, texte) insiste sur les subjectivités et les identités (de genre, de race, de classe, de sexe, ou autre) dont il fait, de manière absolue, les éléments centraux de toute pratique culturelle. » (Amelia Jones, Body Art / Performing the Subject, 1998). Gina Pane distingue elle même son entreprise visant à questionner le « corps social » de la simple exhibition d’un corps personnel : que ce soit dans Action psyché, Action sentimentale ou dans son Escalade, la blessure qu’elle s’inflige tend à « identifier, inscrire, repérer un certain malaise ». L’ascension rituelle de Gina Pane peut être lue comme une métaphore de la maturation : la précision dans le titre de sa non-anesthésie insiste sur un état de conscience supérieur motivé et conséquent d’une forme de douleur, physique dans la performance, psychique dans l’œuvre sculptée. C’est la posture de l’artiste, l’être esthétique (non-anesthésie n’est qu’une esthésie camouflée par la double négation) qui est ici définie par Gina Pane : l’artiste souffrant, sanctifié dans la douleur infligée, est un topos du body art que l’on retrouve convoqué dans les actions de Journiac ou des actionnistes viennois. Gina Pane parvient également à interroger les valeurs muséales, ses relations avec l’atelier, comme le fera fait Joseph Beuys dans I like America and America likes me en 1974.
Marina Abramovic, Thomas Lips, (Still) 1975-2005, 120'
Escalade non anesthésiée est une ascension performée qui, dans son dispositif, ne finit jamais d’interroger les identités et la chair en relativisant les apports culturels. A l’instar d’une génération d’artistes femme mise à l’honneur dans l’accrochage thématique des collections permanentes du Musée National d’Art Moderne - Carolee Schneemann ( Eye Body, 1963), Yoko Ono (Cut Piece Tokyo, 1964), Ana Mendieta (Silueta, Oaxaca, 1976) ou encore Marina Abramovic (Thomas Lips 1975-2005, Spirit House. Dissolution, 1997)-, Gina pane tente de renouer par l’intermédiaire du langage corporel avec toutes les forces de l’inconscient, avec la mémoire de l’humain, du sacré et de l’esprit, avec la douleur et la mort, pour restituer au conscient sa force primordiale.
Gina Pane, Mort, 1974
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