Alors que de coutume, la nuit, pendant que vous dormez, je détruis le monde, la nuit désormais je franchis le cadre des photographies-tableau de Joel-Peter Witkin, et ce depuis que je suis allée visiter l'exposition de la galerie Baudoin-Lebon, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, au cœur du Marais. Quatre de ses clichés exposés actuellement se sont imprimés sur ma rétine et délivrent dans la latence du rêve et dans la vacance de mes super-pouvoirs de méga-contrôle quelques secrets détaillés.
Si j'admire la rhétorique du glissement cinématographique de Dali (c'est ce qu'il appelle la "paranoïa critique") et suis fascinée par les gravures d'Ernst (dont héritage Witkin encore plus littéralement qu'Arsham), les surréalistes ne me font ni chaud ni froid, me laissent dormir tranquille et ne viennent que rarement me visiter lors des déambulations pensives. La photographie néo-pictorialiste de Witkin revient sans arrêt à l'esprit de celui qui s'y est confronté, c'est parce qu'elle ne se livre jamais tout à fait et que sa puissance - gazeuze et odorante- a une amertume psychanalytique.
Joel-Peter Witkin, The Scale, Bogota, 2008
Courtesy : Galerie Baudoin-Lebon, Paris.
Tout d'abord parce que l'objet résiste à toute distinction : dans des schèmes pervertissant les grands thèmes de la peinture d'histoire (Marie-Madeleine, Vénus couchée, Saint-Sébastien, Trois Grâces...), les figures perdent toute humanité par l'ajout de prothèses picturales. Ces dévoiements parfois monstrueux, souvent minimes perturbent et fascinent. Les œuvres chronophages (comme le sont celles de Jeff Wall, j'évoquais cela à la fin de ce billet) se donnent d'emblée par un schéma de composition très lisible pour mieux se refuser au regard scrutateur dans la compréhension du détail. Prenons l'exemple de The Scale.
D'emblée, la composition s'affiche en trois temps et trois plans très rapprochés (femme centrale / rhinocéros / homme). Une seule de ces trois figures, la plus éloignée, est lisible immédiatement : l'homme en contrapposto, la jambe droite fléchie et l'axe des hanches penchée en oblique, porte pour symposium un petit caleçon moderne. Ses mains sont attachées dans son dos et son corps est criblé de flèches : voila un Saint Sébastien classique décrit dans les règles de l'art.
La figure féminine résiste davantage à l'identification. Pourtant :
Elle est à poil : c'est une professionnelle ;
Et elle se palpe le sein gauche avec une vulgarité doucereuse : elle a un truc à voir avec le Christ (l'une de ses 5 plaies se situe précisément là).
Sa cigarette est un indic : il suffit de tirer la ligne comme sur un mégot pour expirer sur une nature morte où figurent les attributs de la femme en offrande : crâne et perruque font de la prostituée une Madeleine pénitente.
Elle est à poil : c'est une professionnelle ;
Et elle se palpe le sein gauche avec une vulgarité doucereuse : elle a un truc à voir avec le Christ (l'une de ses 5 plaies se situe précisément là).
Sa cigarette est un indic : il suffit de tirer la ligne comme sur un mégot pour expirer sur une nature morte où figurent les attributs de la femme en offrande : crâne et perruque font de la prostituée une Madeleine pénitente.
Ces attributs classicisent le tableau photographique en le confortant à la tradition iconographique mais le subvertit par l'embrouille des signifiants.
A peine les sources identifiées et les personnages prénommés que l'image bout de plus belle. Le tableau grouille de détails symbolistes -la plante d'intérieur se faisant mandorle auratique-, d'arrogances érotiques, de totems, de totems, de tabous et de totems encore. Et les associations libres vous sautent à la gorge. L'image enfle les yeux qui voit déjà mieux en prenant le virage de la fascinante monstruosité.
Witkin se goinfre de détails jusqu'au point d'équilibre entre le dégoût et la satiété. La signification remonte, triomphe et déchoit pour recommencer encore, comme un Sisyphe gouailleur.
A peine les sources identifiées et les personnages prénommés que l'image bout de plus belle. Le tableau grouille de détails symbolistes -la plante d'intérieur se faisant mandorle auratique-, d'arrogances érotiques, de totems, de totems, de tabous et de totems encore. Et les associations libres vous sautent à la gorge. L'image enfle les yeux qui voit déjà mieux en prenant le virage de la fascinante monstruosité.
Witkin se goinfre de détails jusqu'au point d'équilibre entre le dégoût et la satiété. La signification remonte, triomphe et déchoit pour recommencer encore, comme un Sisyphe gouailleur.
*
Jan Saudek, Walkman, 1985
Devant un cliché de Witkin, on ne fait pas vraiment le malin.
D'autant qu'il est parfois difficile d'affirmer que l'on se trouve devant une photographie tant la pictoralité, la fantaisie et la surréalité sont pregnant. Il est distant, le réel, l'instant photographique... C'est une abduction : comme un mouvement qui écarte un membre de la ligne moyenne du corps, la photographie pictorialiste s'éloigne de la mise au point de l'instant pour glorifier la ligne. Pour exemple d'accointance linéaire néo-pictorialiste, un Saudek qui m'accompagne depuis bien longtemps maintenant (à gauche).
D'autant qu'il est parfois difficile d'affirmer que l'on se trouve devant une photographie tant la pictoralité, la fantaisie et la surréalité sont pregnant. Il est distant, le réel, l'instant photographique... C'est une abduction : comme un mouvement qui écarte un membre de la ligne moyenne du corps, la photographie pictorialiste s'éloigne de la mise au point de l'instant pour glorifier la ligne. Pour exemple d'accointance linéaire néo-pictorialiste, un Saudek qui m'accompagne depuis bien longtemps maintenant (à gauche).
En comparaison avec la production de Jan Saudek ou de Sam Taylor-Wood, l'opiniâtreté linéaire de l'auteur de White on white (à droite) s'avère beaucoup plus subtile. Et c'est par le détail qu'on peut la découvrir. Les lignes de la photographie se liquéfient dramatiquement : le visage de la femme portraiturée dans White on white - quel titre ! de chambre obscure ! - est barré cheveux et de branches mêlés. La composition s'active dans les rimes riches et dans les quasi-analogies étranges.
L'état métamorphique se reconnaît à la germination de la narine étouffée par la chlorophylle sans couleur. A aucun moment l'image ne retranche ni sa beauté, ni sa morbidité, encore moins sa poésie carnassière. On peut également observer la précipitation du dessin dans le photographique dans l'absorption de la ligne de la branche par la courbe de ce sein à la générosité hypocrite. Cette étrangeté hasardeuse est si naturelle à la posture qu'elle en devient purement esthétique.
L'amateur d'art connaît bien la pulsion de possession, souvent motivée par la conviction qu'une œuvre d'art ne saurait être célébrée uniquement par son seul regard. Cette impulsion me traverse tous les deux jours et j'ai appris la frustration minime de ne posséder qu'un pass navigo et une carte magique me faisant couper les files des musées.
Joel-Peter Witkin, Priest Pederast, 2009
Courtesy : Galerie Baudoin-Lebon, Paris.
Devant quelques Witkin, impossible de me raisonner ("il faut trouver 20 000 euros ASAP"): toute une vie sans inertie banale ("2 x 10 000, c'est possible ?"), à voir cette beauté qui ne serait qu'à moi car elle l'est déjà ("ce serait logique, la banquière peut comprendre, tu crois ? Si je lui montre, elle comprendra, hein !")... je l'accrocherai dans le cabinet secret (Note pour plus tard : penser à voir un peu large avec la banquière en vue d'aménager un cabinet pour le Witkin). Ce serait invivable sans, je risquerai de me vautrer ("tu crois que le Witkin supporte bien Schubert très fort, Rachmaninov, Gainsbourg et le parfum du café serré ?"). Je nous vois, nous trois ou quatre, dans le petit secret du cabinet, le sacré Birman bleu comme les yeux de mes frères, le Witkin et moi, on mettrait Variations sur Marilou pour voir comment Blanche réagit, on tenterait le coup avec un très vieux bordeaux ("nppt : piquer les Yquem qui dorment sans rêve dans une cave en Lorraine") et avec tout ce que la vie peut livrer de valable, au moins le temps de rejoindre l'actualisation des récits d'anticipation légendant une partie des clichés, en 2060.
Billet dédié à Michel Onfray (merci merci) autant qu'à ses détracteurs-cibles qui pourraient éventuellement m'éclairer sur ces réminiscences nocturnes et ces pulsions d'acquisition plutôt que de m'enfoncer toujours plus loin dans une chronologie ridicule.
Merci pour ce très très beau post
RépondreSupprimerLe nu et gainsbarre devrait bien s'entendre alors maintenant y a plus qu'à te souhaiter bonne chance avec la banque !