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20100405

Retour à la réalité

A force de planer face à des chefs d'œuvres inestimables*, à mesure du temps passé dans les musées, ces cathédrales qui neutralisent toute notion de valeur autre que celle historico-esthétique, on finit par perdre quelque peu le sens des réalités économico-politiques mondiales - ce qui est consternant, d'ailleurs. 
* si Regarde et Passe était un vidéo blog, face webcaméra, je me munirais de mes deux mains, les placerais à hauteur de bouche, fermerais à moitié mes deux poings symétriques à l’exception des indexes et majeurs que j’infléchirais bio-ironiquement en deux temps sur l’articulation du terme galvaudé « inestimables », comme sur tf1.


Pourtant l'artiste contemporain s'engage, discourt, relit, critique, blasphème, enfonce quelquefois des portes ouvertes mais tape souvent dans le mille avec une belle hauteur de vue... Coup sur coup, j'ai vu en galeries deux engagements très différents, aussi puissants l'un que l'autre dans des styles absolument incomparables, celui d'une corrosion synthétique de Andreï Molodkin chez Almine Rech et celui subtilement conceptuel de Mona Hatoum chez Chantal Crousel.
En matière de galeries, il est des signatures audacieuses que j'affectionne particulièrement comme celle d'Almine Rech. Ses accrochages comparatifs s'avèrent souvent aussi intelligents historiquement qu'efficaces commercialement : en mettant dans la perspective d'artistes historiques le travail récent de figures émergentes, les derniers gagnent en légitimité et en thunes. En février, chez Almine Rech, une exposition stimulante sur les minimalistes&co(nceptuels) intitulée « Wall & Floor» réunissait rien qu’une collection de munitions en or de Chris Burden, un triple-cube du LeWitt classique et une toile du LeWitt final, un adorable mini-plain de Carl Andre à ta taille et une maquette de Turrell. Rien qu’à taper ceci, je suis encore stupéfaite.
 Chris Burden, Gold Bullets, 2003, 10 balles en or et 2 vitrines en bois et plexiglass. 26 x 15,9 x 14,6 cm (encadré). Ed 7 ex // James Turrell, Crater's eye, 2004. Bronze, plâtre. // ci-dessous : Katja Strunz, Untitled, 2009. Acier oxydé, bois, peinture. 

En contre-point, les sculptures d'artistes post-minimaux continuent à questionner l'espace du sol au plafond : Katja Strunz se situe dans la lignée des constructivistes russes en ce sens que, dans la construction dynamique et ouverte de son Sans Titre (à gauche), ce n'est plus uniquement la forme qui est sculptée mais l'espace entier. En saillie sur le mur, les volumes sans poids entaillent le champ du spectateur faisant de l'espace un facteur pictural. 
Mais l’œuvre par sa contemporanéité réelle, valable, touchante, c’était celle d’Andreï Molodkin - j'avoue : on s'est pris un sacré coup. L’artiste représentant la Russie à la dernière biennale de Venise fait un joli faiseur de poches. Molodkin a pour vilaine manie de piller la culture contemporaine, y chipe des motifs constitués telle la Victoire de Samothrace et manipule sans vergogne hauts termes ("democracy", "fuck", "hope"...) et sigles économiques (dollar et euro).
Si la sculpture présentée chez Rech (en photographie juste en dessous) reprend les formes élémentaires glorifiées par Malevitch (considéré comme l'un des pères symboliques du minimal art), les parentés de Molodkin avec le minimalisme sont moins cruciales que celles avec le pop art (derrière Andreï, voyez Ed Ruscha et Indiana en particulier).

Andrei Molodkin (1966), Untitled (After Malevitch-square), Untitled (After Malevitch-cross), Untitled (After Malevitch-round), 2009. Bloc d'acrylique, pétrole brut russe, 71,5 x 71 x 8,5 cm chaque.

Vous avez bien lu : le cartel des After Malevitch affirme que carré noir, cercle noir et croix noire sont plein de "pétrole brut russe". Empêchant de circuler librement autours des volumes, les tuyaux témoignent du remplissage par l'or noir des formes ainsi incriminées ; encombrant lourdement le sol, ils matérialisent également la capacité des icônes à s'écouler et donc à disparaître. 
NE PAS SE TROMPER : Molodkin ne vise pas ici à démontrer la fatuité de ces éléments culturels mais dénonce avec très peu de moyens l'industrie salissante et épuisante qui en est faite. Anti-capitaliste, la démarche cynique ne saurait être qualifiée de post-moderne.
Pétrole russe ou pétrole irakien, sang sont donc détournés pour faire office de fluides plastiques stagnants emplissant et colorant les sculptures de Molodkin. Peut-être est-ce là l'illustration iconoclaste la plus lisible et la condamnation dadaïste la plus efficace du "spectaculaire intégré" décrit par Guy Debord ?

NOTA - Je laisse volontairement l'hypothèse ouverte car cette intuition nécessiterait un argumentaire solide. J'en profite pour vous indiquer ce site inépuisable à placer d'urgence parmi vos onglets où vous pourrez entre autres choses regarder les films de Guy Debord.

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Mona Hatoum (1952), Medal of Dishonor, 2008, bronze, 6 cm diamètre, édition de 12. Gal. Chantal Crousel.


De rhétorique du détournement, il est également question dans les sculptures-objets produites depuis 1990 par l'artiste libanaise Mona Hatoum, exilée à Vancouver : la galerie Chantal Crousel expose jusqu'au 24 avril ses dernières créations touchantes par leur candeur conceptuelle. Car oui, elle prend des airs candides, cette médaille du déshonneur, comme vire poétique cette autre sculpture, fragile, quasi barbelé, en cheveux tissés.

Aux minuscules côtés de ces objets frêles, des sculptures monumentales s'imposent dès l'entrée de la galerie :
Mona Hatoum (1952), Worry Beads, 2009, Bronze patiné, acier doux, dimensions variables, édition de 5. Gal. Chantal Crousel. // à droite : on apercoit un segment de l'impénétrable

Pour asséner la critique des conflits guerriers, pour exacerber leur violence, Hatoum introduit des contradictions d'échelles : l'inflation d'un objet prophylactique jusqu'au monumentale neutralise les pouvoirs pacifistes qui lui sont attribués et rend visible l'inquiétude monstrueuse des peuples soumis à de telles violences. De même, la réduction jusqu'à la miniature en biscuit d'un monument aux martyres (Witness, 2009) se joue des échelles pour traduire l'ironie consternée de son auteur. 

Mona Hatoum (1952), Impenetrable, 2009, Acier vernis noir, fils barbelés, 300 x 300 x 300, édition de 3. Gal. Chantal Crousel

L'impénétrable est l'envers impossible des Pénétrables optimistes que Soto produit à partir de 1968  : l'idéologie de l'art cinétique auquel est lié Soto envisage la création comme stimulation visuelle et participative provocant chez le spectateur une attitude esthétique active. Hatoum, elle, frustre le corps : lorsqu'on tourne autour des barbelés, la sensation du risque et la fatalité de la blessure interdisent tout accomplissement de la liberté de mouvement. L'installation est alors brimée à n'être plus qu'une ronde-bosse. L'Impénétrable vous oppresse autant qu'il vous confine à son extériorité.

Mona Hatoum (1952), 3-D Cities, 2008, 
Cartes imprimées, bois, Gal. Chantal Crousel
Comme le faisait les Land Artites, Hatoum situe les événements sur des cartes où les déflagrations et les accélérations des conflits sont localisées par un hygiénisme détaché habile en découpes. Encore une fois, la dénonciation se fait subtile : les destructions sont évoquées par le concept et par la poésie du concept. L'humiliation, la violence, les privations de liberté n'inoculent d'aucune manière de laideur aux œuvres dont la dignité et la lisibilité prouvent l'absurdité de la gestion distanciée des faits géo-politiques.

 En rapetissant à l'échelle individuelle des phénomènes géo-politiques ou en enflant leur conséquences violentes ou humiliantes sur l'individu jusqu'au monumental, Hatoum rétablit conceptuellement l'humanisme permettant d'envisager les conflits ici visés par les cartes ceux d'Israël et de Palestine.


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Désolée, vous ne pourrez plus voir les Molodkin chez Rech (c'est fini) mais avez encore trois semaines pour passer chez Chantal Crousel pour confronter votre propre morale aux œuvres à l'engagement si sensible de Mona Hatoum. 

Et si vous passez dans le coin, faites également un tour chez Marian Goodman pour jeter un œil aux nouvelles constructions narratives de Jeff Wall. Mais attention : cette photographie-là, si elle paraît facile, est en fait exigeante et chronophage. Allez, pour la route, des petits conseils en observation de Jeff Wall : 
- essayez de repérer les lignes de constructions : la perspective est-elle contrariée ? Le point focal est-il unique ?
- palpez la qualité de ces espaces picturaux (qualité du grain, construction en masses chromatiques, en échos et en suspensions) ;
- repérez le fonctionnement du schéma narratif comme vous le feriez face à un tableau de Poussin ;
- et treize minutes plus tard, vous aurez choppé le point vibratoire de la photographie. Là, c'est le pied.