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20100328

Ce qu'il faudrait lire avant de visiter Lucian Freud


Après m'être refusée à écrire ne serait-ce qu'une seule ligne sur l'expo Soulages au Centre Pompidou (trop courue d'avance, trop médiatisée, trop dramatisée par la scénographie, vendue comme +produit complémentaire au pain et aux jeux), me voici contrainte et forcée par mon propre émoi d'évoquer l'accrochage sidérant de Lucian Freud proposé par Cécile Debray - elle qui avait déjà rendu sacrément intelligible les Nouveaux Réalistes au Grand Palais il y a trois ans de cela.

Puisque vous lirez tout de la biographie, de la technique de Freud, tout sur l'exposition dans Artpress, dans Télérama et même dans le Parisien, ou encore , soyons subjectif mais n'ayons l'air de rien... Outre la nausée, la vraie, vertigineuse et claustrophobique, voici quelques références qui me sont venues en tête lors de la visite. 

Nota : A cette liste trop restreinte, merci d'ajouter Kenneth Clarke et son livre sur le Nu, Georges Didi-Huberman et quelques passages de La Ressemblance informe, Un roi sans divertissement de Jean Giono, l'Erotisme de Georges Bataille et puis pourquoi pas HeideggerLes concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde Finitude Solitude.
   

Le grand-père Sigmund
Pour visiter Lucian, il n'est pas inutile d'avoir dans un coin de la tête Totem et tabou et la Dynamique du transfert.
Pourquoi ça ? Si ce n'est pas pour soulever tous ces draps et ces plis de plis sans plisser les yeux, quelques connaissances en psychanalyse pourraient peut-être adoucir - comme la main d'un autre étouffe des rires acontextuels - la violence assenée par l'observation nu de Freud. Elle se manifeste physiquement par des décharges à l'échine, des larmes aux yeux, des plissements mièvres du menton, des remontées gastriques. 
La visée vous fait vous reconnaître dans les traits du peintre, dans le corps obèse de cette femme divine, dans la vieille ou la jeune, dans les plantes et le chien. Dans mon cas, j'étais surtout ces bouts de doigts dont les mains se planquent sous une jambe, ces petits reliquats de chair à saucisse que les chats aiment tant attaquer : toute entière, une extrémité d'index.

S. Freud permet aussi d’envisager les espaces picturaux du petit-fils sous le joug de l’isolation. Les intérieurs freudiens sont des vides aspirants : les fenêtres telles les bondes d’évier assurent seules l’évacuation des flux canalisés par l’entonnoir perspectif. Peu d’objets demeurent dans cette aridité : draps, fleurs, table, divan (je ne vous fais pas de dessin…). Tous sont isolés dans leur concentration plastique, aussi esseulés que chez Cézanne. Or, pour Sigmund, 
« le clivage de conscience [...] se produit du fait que les représentations qui émergent [...] sont coupées de la communication associative avec le reste du contenu de la conscience.»
L’aura des personnages représentés se subordonne à la conscience des objets. La discontinuité de ces consciences-là, imagée par une rémittence de plis, figure la crise de la conscience et celle de la chair.
Pour en rajouter une couche (ce post est un peu dur, je sais je sais), il ne serait pas insensé d'ouvrir ce séminaire génial au titre sur-génial " Les non dupes errent " de Jacques Lacan et pourquoi pas d'envisager le regard porté par Lucian Freud sur son modèle comme motivé par pulsion scopique théorisée par la psychanalyse (sur le regard : cet article-là est passionnant). 

A-t-on jamais vu autant de pénis grumeleux de matière, autant de poils à cru ?


Lucian Freud (1922), Naked Portrait, 1972-1973, huile sur toile, Tate Modern
Lucian Freud (1922), Naked Man on Bed, 1989, huile sur toile, 32x28 (non-visible à l'exposition)

D'ailleurs on ne voit qu'eux - une élève m'a raconté avoir été traumatisé par autant d'impudeur. Le regard focal objective parfois l'ensemble de la toile : celle-ci prend alors quelque fois la forme de ce regard pour devenir des shaped canvas* figuratives. S'inverse ici la relation traditionnelle entre le tableau et ses limites qui généralement tentent de se faire oublier au profit de l'espace perspectif.

* la comparaison avec les shaped canvas produites par Frank Stella essentiellement entre 1960 et 1964 s'arrête ici : chez le peintre Hard Edge, ces toiles déductives sont des specific objects (Donald Judd) pré-minimaux dont le caractère objectif réside dans la "réduction de l'illusionnisme au minimum" (Barbara Rose).


Lucian Freud (1922), After Cézanne, 1999-2000, huile sur toile, National Gallery of Australia 
Frank Stella (1936), Mas o Menos, 1964, poudre métallique dans émulsion acrylique sur toile, 300 x 418, MNAM

L'illisible Deleuze, pour deux raisons brochées :
La première, vous l’aurez vu venir dans les paragraphes précédents : le Pli. Les draps de Freud sont comprimés par un mouvement curviligne où tout pli vient d'un autre sans jamais qu'on ne puisse distinguer le premier (ça sonne exotique dans la bouche de Deleuze, il dit "plica ex plica"). Dans ces plis baroques, « divisant l'indivisible », des personnages s'arrêtent dans un ennui mollasse : les modèles posèrent des mois durant devant le peintre biologiste. Aussi la restitution que nous offre Freud de cette dissection /division est-elle la synthèse d'une durée/indivision.

Le second Deleuze un peu utile (litote, hein - ce bouquin change une vie), c’est sa Logique de la sensation, Francis Bacon pour ses passages d’anthologie sur la ligne expressive, sur la viande, sur les déformations, pour sa pensée sur l’hystérie. Bacon et Freud, amis se portraiturant (avantage : Bacon – Freud ne réalise que deux portraits de Francis, dont un minuscule dérobé puis recherché), partagent la même organisation entropique de l’atelier ainsi que la même volonté de peindre la trace laissée par l’existence humaine. Enquêtant sur la figurabilité au moment où la figuration est en crise, Freud cherche l’ « intensification de la réalité », Bacon entend la « déclencher » en dramatisant le quotidien.

Lucian Freud (1922), Reflection with Two Children (Self-Portrait), 1965, Madrid, Museo Thyssen - contrairement à l'autoportrait de Bacon, ici, l'anamorphose est mimétique ; l'addition des mômes ne l'est pas.
Francis Bacon, Self-portrait, 1971, huile sur toile, Paris, MNAM


Beckett
Le drame de la figure n’est jamais si bien évoqué que par Beckett dans Le Dépeupleur rédigé en 1970 dans lequel sont décrits des corps errants et muets prisonniers d’un cylindre. Dans l'exposition du Centre Pompidou, face à la peinture de celui qu'on a souvent dit être le "Ingres de l'existentialisme", on pense également à la trilogie Molloy, Malone meurt et L'Innomable où les corps sont grandiosement habités par le signifiant. 
Enfin, l'animalité minable (private joke pour petit chat) de l'homme-chien n'est-elle pas celle dérisoire de Lucky au beau milieu d'En attendant Godot ?

 Lucian Freud (1922), Sunny Morning - Eight Legs, 1997, huile sur toile, The Art Institute of Chicago
Pierre Latour (Estragon), Roger Blin (Pozzo), Lucien Raimbourg, (Vladimir), et Jean Martin (Lucky) dans la première production d'En attendant Godot, Théâtre de Babylone, 1953 



" Shall we go ?
- Yes, Let's go."