Exposition d’utopies concrètes et fictives, L’île de Paradis (version 1.15) du collectif Ultralab abritée par les Galeries Nationales du Jeu de Paume, témoigne de la dilution du fait artistique contemporain. Loin d’être bénin ou gratuit, le mélange virtuel du politique, du jeu et de l’art qui en résulte génère un précipité critique divertissant, jouissif et ontologique.
Il est tout à fait possible que votre dernière Nuit Blanche, votre avatar et vous l’ayez vécue non pas dans les rues de Paris mais sur le site Internet Second Life en compagnie de Claude Closky ou en présence du corps extensible d’Agnès de Cayeux ; il est bien probable aussi qu’avant votre dernière exposition du Centre Pompidou, vous ayez débattu de sa problématisation sur des forums dédiés et ayez défendu bec et ongle vos points de vue face aux commissaires d’exposition d’Air de Paris. Comme la consommation de produits culturels musicaux, celle de la culture artistique contemporaine se voit modifiée par les nouveaux media. Ses acteurs s’en amusent ou s’en émeuvent. Ainsi, avec l’exposition intitulée Île de Paradis (version 1.15), un art hybride et ludique pénètre les conventionnelles Galeries Nationales du Jeu de Paume.
Dans le cadre de son cycle nommé « Terrains de Jeux » imaginé par Fabienne Fulchéri, le Jeu de Paume déploie successivement quatre expositions ayant en commun de rendre visible des travaux collectifs. On entend ainsi offrir une vitrine institutionnelle et bienveillante à la jeune création contemporaine. La première de ces expositions, L’île de Paradis (version 1.15), invite le groupe d’artistes et de graphistes Ultralab à prendre possession des lieux et lui redonner sa fonction ludique initiale. Le collectif créé en août 2000 rassemblant Pascal Béjean, Frédéric Bortolotti, Didier Lechenne et P. Nicolas Ledoux ne rompt pas ici avec son habitude d’inviter d’autres artistes rendant toujours mouvante l’articulation du groupe. Ici, sont convoqués At Dead Horse Point, Christophe Demarthe, Anne-Valérie Gasc, Herman Gomthi, Soyung Lee ou encore Anne-Laure Sacriste. Ainsi, la notion de « créateur » est dissolue par des cartels ironiques et allusifs, ne précisant de quel artiste il s’agit que lorsqu’il s’agit d’un invité. De même, l’idée de « création » est mise à mal par la présence de ready made post-moderne, comme ce poster géant à l’iconographie de carte postale qui, précise-t-on, a été acheté en promotion sur Internet.
Ainsi, Ultralab fait une provocation de cette charge menée contre les principes fondateurs de l’œuvre d’art que sont l’unicité de l’artefact et de son auteur. En insinuant des îlots sculptés dans la très sérieuse exposition consacrée à l’œuvre du photographe américain moderniste Edward Steichen, le collectif ouvre une brèche dérangeante. Le mélange des genres surprend et ne fait guère sens. La salle d’exposition de photographie ainsi annexée prend une dimension théâtrale absurde qui permet la prise de distance du spectateur. Le désordre qui en résulte n’a d’égal que l’ironie protéiforme des œuvres ultra-laborantine : des vidéos, des environnements virtuels interactifs ainsi que des archipels pops faites de bois dessinent une géographie mentale inédite. Ainsi, l’intervention d’Ultralab au Jeu de Paume est à proprement parler multimédia. Elle invite le visiteur à recouvrir sa nature d’homo ludens et à partir à l’exploration de cette cartographie artistique et numérique. Aux déplacements réels se substituent alors les déambulations virtuelles permises par un système d’écrans. On se ballade à l’aide d’un joystick alors dans un Jeu de Paume noyé et envahi par une flore coloré. On navigue alors sur des îlots paradisiaques exotiques et étranges, on découvre des passages secrets déflorant l’anatomie du bâtiment des jardins des Tuileries, on expérimente l’ubiquité que génèrent les potentialités du jeu. La qualité de fantasme universel de l’île paradisiaque est ici sublimée par l’utopie, le non-lieu et la déréalisation de l’œuvre d’art.
Une partie de l’archipel de Paradis se présente littéralement sous les traits d’un jeu vidéo en en détournant les codes esthétiques. Sa conception est informatique, son image, virtuelle. Elle n’est alors plus qu’une possibilité soumise à une éventuelle actualisation. La virtualité forme alors un joli pied de nez politique et institutionnel, forme drolatique de la distanciation. En effet, la version 1.15 de L’île de Paradis propose jusqu’à la modélisation du Jeu de Paume lui-même. Aussi, dans la simulation, y a-t-il bien sûr ce simulacre qui fait comme si de rien n’était. Il y a aussi, dans ce système fonctionnant par analogie et par translation, la mise en branle de la réalité. Cela permet alors paradoxalement de sonder les réalités matérielles. Sont alors remis en cause le musée en tant que lieu consacré, l’espace tangible et si précieux du Jeu de Paume, dans lequel on ne joue plus guère que sur le mode virtuel, ainsi que la matérialité pourtant sanctifiée de l’œuvre d’art. Une vidéo de Sylvie Dupin, The Wonderful Island that almost was, témoigne de la vacuité des décors en papier mâché de l’île par leur destruction laissant béante la trace de sa simulation. Ici, la gestualité de la destruction grince au contact de la lisse surface du virtuel.
Sur l’île de Paradis, l’articulation du rapport entre le virtuel et la réalité confine au politique : l’Eden fantasmé vire au cauchemar concentrationnaire puisqu’il est un idéalisme personnel. Ainsi, la modélisation superpose au kitch dictatorial, la brutalité militaire. Dans la série des Diorama III, films d’animation datant de 2003 projetés à nouveau dans le cadre de l’exposition du Jeu de Paume, la barbarie des jeux vidéos est rendue romantique par des ralentis enjolivés par une bande sonore hypnotique. Ces vidéos dénoncent la fascination pour la catastrophe et prophétisent un dépassement du Sublime. En outre, les îles modélisées de fils blancs et cousues à gros pixels défont une à une les trames qui tissent le fantasme culturel d’une société de consommation qui voit disparaître la réalité. Cette notion de « disparition » abordée par Jean Baudrillard dès la fin des années 1960 trouve son point d’orgue dans les monochromes qui ponctuent l’exposition.
A l’instar de la post-modernité de l’artiste allemand Thomas Demand (né en 1964) qui opère, selon le mot de Régis Durand, une « défamiliarisation du familier », Ultralab modélise les lieux communs pour atteindre une séduction qui « représente la maîtrise de l’universel symbolique » (Baudrillard). En effet, parce que le jeu aborde avec cynisme la société du spectacle, parce qu’il est l’activation d’un système symbolique par un langage parabolique donné comme règle, il est en passe de devenir un thème central de l’art contemporain. Dans le cadre de « Troubles Jeux », la Biennale d’Art Contemporain de Lyon a proposé en septembre le spectacle de Jérôme Bel, « The Show must go on » : l’opéra, haut lieu culturel, a vu alors, sous les éclats de rire d’un public participatif et conquis, se déchiqueter un à un les clichés socio-musicaux allant de la grandiloquence dégoulinante des morceaux de Céline Dion à la dissection des pratiques zappeuses du consommateur de musique. Dans l’œuvre de Bel comme dans l’exposition du collectif Ultralab, la critique cinglante de la société est jouée et performée par le public lui-même. Puisque « tout déchoit dans le jeu », selon la formule de Roger Caillois, l’accessibilité de l’œuvre d’art mais aussi celle de son champ symbolique sont rendues au public par l’explosion de la cimaise muséale en une myriade de fenêtres de navigateur internet.
Dans ces petits jeux d’artistes et ces grandes expositions jouissives, les catégories de vrai et de faux ne sont plus, tombent aussi celles du beau et du laid. Demeurent les questionnements ludiques dont l’art a le secret. Au Jeu de Paume, le visiteur-acteur fait l’expérience du non-lieu-commun, rejoins le statut du néo-humain décrit dans La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq (édition Fayard) et pourrait dire avec lui, avec toute la désinvolture qui caractérise la posture du joueur par rapport au réel :
« Le futur était vide ; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J’étais, je n’étais plus. »
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