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20080430

La condition du « working man » moderne

A bien y réfléchir et contre toute attente, la figure du travailleur constitue l’une des ellipses iconographiques de l’art contemporain. Aussi la galerie Analix Forever l’a-t-elle débusqué à l’occasion de l’exposition « Working Men » dans l’œuvre d’artistes reconnus et d’artistes aux noms encore peu familiers. La tâche est laborieuse tant les enjeux soulevés par la figure du travailleur sont nombreux et complexes, le résultat, stimulant et libérateur.


Alors qu’aujourd’hui la « valeur travail » est élément d’une civilisation brandie en système politique, la galerie genevoise Analix Forever entend interroger cette commune référence à la fois sociale, morale et esthétique, le temps de l’exposition intitulée « Working Men ». Nul ne saurait s’étonner alors de trouver aux commandes d’une pareille entreprise Barbara Polla, directrice suisse de la galerie mais aussi personnalité publique et politisée des sphères helvétiques et, à ses côtés, le critique d'art et commissaire d'exposition français, Paul Ardenne, auteur en 2002 d’Un Art contextuel définissant l’artiste comme entrant en résonance avec son contexte, avec le réel. Cependant, si le sujet est d’envergure politique, donc, son étendue le transcende.
En effet, parce que le travail définit un mode d’activation du monde social, parce qu’il est l’une des valeurs primordiales des sociétés contemporaines et qu’il est l’action dont la réalisation devient condition de la liberté humaine, le travailleur, en tant que motif plastique, devrait abonder dans l’art contemporain. Mais cela n’est pas le cas. C’est d’ailleurs le constat de cette béance iconographique qui motive la naissance de l’exposition : comment l’art d’une société du travail tendant à un travail sur la société convoque-t-il la figure du « working man » ?

Une telle interrogation ne saurait se passer d’un socle historique, sociologique et philosophique solide. Aussi, ces « Working men » font-ils l’objet d’une programmation culturelle et sont-ils l’occasion de la publication d’un ouvrage consacré non seulement à l’exposition elle-même, mais aussi au thème élargi du travail dans l’art. D’emblée, Paul Ardenne se réfère Hannah Arendt et convoque la Condition de l’homme moderne. Processus vital du corps humain, le travail assurerait la survie de l’individu et de l’espèce. Cette corporalité de l’activité laborieuse est documentée subtilement, notamment par la série de photographies intitulée Middlemen d’Aernout Mik. Des hommes, leurs cravates identiques, les répétitions de costumes et les échos des postures disent la stéréotypie du motif du travailleur. Le brouhaha de feuilles, les tonalités chromatiques trop accusées, ces insultes qu’assènent les rides et les cernes à ces visages masqués du laborieux impriment l’exténuation des traders des salles de marché. Les clichés sont performatifs et lourds, leurs stress, communicatif. Car si toutefois le travail manuel et corporel finit sa translation vers le secteur tertiaire, si Rifkin reconnaît en 1996 dans ce déplacement la Fin du travail, l’épreuve laborieuse même intellectuelle est présentée comme intrinsèquement physique et éprouvante.



Dans les sociétés judéo-chrétiennes, le travail est d’origine punitive comme en atteste la filiation étymologique du terme venant de tripalium, signifiant « torture ». Il est l’une des conséquences de la faute originelle commise par Eve et Adam désormais mortels. Le travail et la sexualité naissent ainsi de façon concomitante et leurs représentations virent symboliquement au memento mori.




L’exposition « Working Men » déflore alors la viva carne des corps en branle évoqués par les productions pornographiques de Marc Dorcel, dont sont présentés des Making of des films Mélissa, Sophie, Sophia, Alexandra et Suzie de la série Pornochic. Bataille, son Erotisme, Thanatos et Eros ne sont pas bien loin tant ces images des temps morts (entre deux scènes, entre deux érections, entre deux actions) portent bien leur nom. La contrainte des corps face à l’épreuve quasi sportive se double des contraintes de mises en scène. Le spectateur parvient enfin à percevoir au creux de ce kitsch au repos la qualité vaniteuse de ces expériences laborieuses. De même, les superbes clichés exécutés par le photographe américain Larry Sultan enquêtent sur ce nœud esthétique et ontologique que représente l’activité pornographique. Les cadrages pudiques détournent bien le regard du cœur de l’action de ses tournages californiens mais dévoilent d’autant mieux la violence qui y est déployée. D’autre part, certaines images subliment au contraire le repos, silencieux et pesant. Les corps abandonnés par l’effort frappent l’œil par leur mollesse statique et par le relâchement des formes. John Pilson, photographe et vidéaste américain, illustre aussi cette vacance du pouvoir de ces Interregna : des bureaux vides et froids sont reproduits en noir et blanc, baignant dans une lumière blafarde qui dématérialise le motif jusqu’à le rendre fantasmatique. Encore entre deux, entre la vie active et ce qui n’est pas encore non plus la mort, ces indices du labeur mis en suspens, comme en cessation de trépident : un économiseur d’écran économise, une cravate unique s’affale sur une grille de climatiseur, un coude dissident se loge péniblement par-dessous son dévoué et promis accoudoir. C’est le travail dans sa qualité de non-valeur qui est ici illustrée car en son creux perçoit-on la possibilité de son contraire, la vita contemplativa.

Or, selon le classement typologique de Hannah Arendt, on reconnaît au travail également une survaleur qui le replace dans les mécanismes économiques et politiques plus globaux et fait du « working man » une figure productive ayant l’effort pour attribut. La survaleur du travail artistique recouperait en ces conditions la virtuosité technique en ce qu’elle se fait optimisation des modes de production. L’œuvre d’Antanas Sutkus, photographe lituanien issu du journalisme, recèle de superbes clichés dépeignant le travailleur en plein effort productif. La familiarité des gestes répétés s’inscrit dans des images aussi humanistes que conventionnelles et critiques : les compositions plastiques transfigurent en effet le travailleur en pièce mécanique, en un rouage macroéconomique. Cette dissension entre l’échelle individuelle et l’échelle globale n’est peut-être guère mieux explorée que dans les photographies d’Andreas Gursky : les photographies aux vues frontales héritées de l’école de Düsseldorf et de ses maîtres Berndt et Hilla Becher portent un regard neutre sur l’écrasement d’un fourmillement économique (bâtiment à la trame répétitive, rayonnages de magasin) sur l’unique humain. Cependant, bien que le travail est perçu comme la collision entre l’intime, le personnel, le corps pour soi et ce même corps louant ses services à la construction d’un bien économique, il n’y a pas nécessairement d’aliénation sociétale. Tuomo Manninen, photographe vivant et travaillant actuellement à Helsinki, renouvelle le genre du portrait de guilde pour figurer des groupes dont l’identité est fonction de leur activité, sans drame ni douleur.

Mais, comme en pied de nez à ce travailleur idéologique qui a vite fait d’être récupéré à des fins propagandistes, des artistes perturbateurs s’immiscent dans les mécanismes sociaux pour en dénoncer les absurdités. Le jeune artiste français Julien Prévieux rédige des Lettres de non-motivation où éclate son absence d’intérêt pour l’annonce à laquelle il répond. Le drolatique refus de l’effort et de la réification de la motivation révèlent la révolte envers l’aliénation de l’homme par l’homme, condamnée par Marx dans ses Manuscrits de 1844 : « L’ouvrier met sa vie dans l’objet. Mais alors, celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet ».

Ce jeu d’interférences se poursuit avec Ikhea services N°24 Slowmo ("Le ralentisseur"), œuvre où l’artiste-entrepreneur Jean-Baptiste Farkas en découd avec la société notamment en passant à la broyeuse des documents jugés indispensables. Avec « Glitsch », c’est l’activité de l’entreprise qui est parodiée comme l’est l’objet fétichisé dans la Consumer Action de Conrad Bekkar qui provoque l’irruption du faux dans un vrai K-Mart, dans le temple de l’économie américaine et par là même l’irruption de l’art à la valeur non quantifiable (sinon sensiblement) dans un univers où le code barre donne la mesure des choses. Barbara Polla et Paul Ardenne convoquent ainsi nombre d’artistes dont les œuvres évoquent celles des pop-artistes américains et anglais qui avaient redéfinis les contours du métier d’artiste. Et voilà qu’il devient à son tour acteur social, à l’instar du collectif Superlex dont l’engagement auprès des plus défavorisés entend suppléer aux manquements d’une société peu solidaire. Le travailleur reprend alors un visage : Dans Murat and Ismail de l’italien Mario Rizzi, celui-ci porte haut le métissage. On observe un fils et son père au travail dans un atelier d’Istanbul, par le prisme sociologique de l’esthétique documentaire de ce film présenté à la biennale de la métropole turque en 2005.



En somme, « Working Men » explore brillamment les problématiques nombreuses se déroulant du costume trois pièces au bleu de travail. La prise de position assumée en faveur de la pensée de Hannah Arendt rejoint les théories contextuelles de Paul Ardenne. Pour autant, ceci n’empêche pas l’évocation de la philosophie incontournable de Marx voire celle de Herbert Marcuse : ce dernier avance l’abolition du travail aliéné comme l’une des conditions de la transformation de la sexualité en Eros (Eros et Civilisation, 1955) et de l’épanouissement des désirs. Objet fascinant, objet de tous les désirs, le luxe par son arbitraire interroge d’une façon ultime la notion du travail. Aussi, une installation du styliste de Dior Homme, le très fameux Kris van Assche s’impose-t-elle comme la pièce maîtresse de l’exposition, conçue à cette occasion. Des machines à laver industrielles tournent indéfiniment -elles rappellent les flots sublimes des paysages romantiques. Y sont lavés des T-shirt injuriant le spectateur d’un « fuck you all » pas si gratuit que cela. La référence sexuelle fait sens dans le contexte déjà évoqué (« allez vous faire foutre ») et le caractère érotique des machines est un symbole pour le moins éprouvé depuis les artistes de Dada New-York. Davantage, la mise en abime du travail industriel, ici multiplié par l’effet imposant de ce mur de machines à laver, confine à l’interrogation de l’aliénation. Cependant, « fuck you all », c’est aussi l’insolente car viscéralement nécessaire réclamation injonctive de solitude et de libération. Le relâchement de la langue rappelle alors les muscles détendus des travailleurs au repos. Et dans ces aises, se niche peut être ce que l’art, quand il se réalise, parvient à atteindre, ce que le travail dans la société post industrielle, pourrait créer, quand il ne nous aliène pas : la réalisation de soi.


« Working Men »
Galerie Analix Forever
Exposition du 14 mars au 10 mai 2008
25 rue de l’Arquebuse 1204 Genève, Suisse
tel + 41 79 200 90 36.

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