Dans un bocal en plastique pauvre où sont indiquées ce que le monde hospitalier considèrent comme les données me définissant (nom, prénom, âge de naissance doublé de mon âge - "30 ans", date d'hospitalisation), gisent quatre dents qu'on m'a tendues en les qualifiant d'"élancées, peu volumineuses mais très très longues".
Odilon Redon (1840-1916), Les Dents, 1883. Mine de plomb et craie sur papier, 51.1 x 36.8 cm. Don de Ian Woodner Family Collection, MoMA |
C'était vexant et très mal formulé en plus - de si petites choses me mettant sur le carreau pendant des jours : j'aurais dû m'énerver contre le type qui me disait sans me connaître que j'avais les "dents longues" mais les effets de la morphine caressaient encore le dos de ma susceptibilité et la hanche de ma hantise infinie pour le corps médical.
J'ai un mal de chien, une cagoule sordide en filet ridicule sur la tronche, des poches de glace tièdes flanquées sur mes bajoues se nacrant à vue d’œil et l'impossibilité de désolidariser mon regard de cet émail, le mien. Un peu comme Bill Viola en panique :
Le moment d'angoisse attendu comme la mauvaise fortune, si tant est qu'il soit advenu, fut grotesque autant que fugace, il faut bien l'écrire : j'ai bien cru voir de tout petits brocolis blanchâtres dans un flacon d'analyse d'urine. “Ce crâne, ce
derrière de mon crâne que je peux tâter là, avec mes doigts, mais voir,
jamais” (Foucault) se présente en pièces détachées tintinabullantes.
Conclusion : la fortune, le destin, est un chou italien.
Dennis Oppenheim (Americain, 1938-2011), Fusion- Tooth and Nail from Program Two, 1970. Ici : Still du Super 8mm film transferred to video, 2-58 min. Don de l'artiste. MoMA |
Pourtant, des dents, ce n'est pas rien, ça tient longtemps, c'est solide et solidaire de la mâchoire, on dit que leur santé est indicielle de celle du cœur et puis ça perdure, c'est ce qu'il reste : c'est du squelette.
David Shriley, Teeth, 2002. |
Fais du feu, entoure-toi de ceux qui comptent, laisse-Le prendre soin de toi, fais ce qu'il faut, regarde ton père en uniforme à la TV, appelle-les tous même si tu ne peux rien articuler de compréhensible, surtout celui qui est à Chicago, oublie que t'es sacrément moche à voir mais n'oublie pas Toulouse, envoie des mails à tes amis, fais savoir que tu peux aider, travaille à faire les choses mieux qu'elles ne sont faites aujourd'hui sans prêter attention à l'hostilité potentielle des historioles en cours (néologisme assumé par vitalité nécessaire).
Vis donc vite car les sagesses extraites te les ont montré : ton squelette et tes trente ans.
Francis Bacon (irlandais, 1909-1992), Figure with Meat, 1954. huile sur toile, Art Institute of Chicago. |
- l'utilisation du matériau "dentaire" dans les arts primitifs,
- La constitution du tabou de la représentation dentiforme (le sourire n'étant réservé qu'aux diables et monstres en sculpture)
- l'anoblissement du motif au XVIII dans la sculpture virtuose française parce que le motif est particulièrement compliqué à générer.
- l'investissement spirituel et mélancolique du motif par les symbolistes en Art (Redon) et en poésie (Baudelaire, l'Irréparable : "L'Irréparable ronge avec sa dent maudite / Notre âme, piteux monument, / Et souvent il attaque, ainsi que le termite, / Par la base le bâtiment. / L'Irréparable ronge avec sa dent maudite !", Gautier : "D'où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier? Quelle dent t'a mordu, qui te donne la rage, Pour tordre ainsi l'espèce humaine et la broyer?")
- les absurdes existentialistes : Francis Bacon, Beckett (Fin de partie : “We lose our hair, our teeth! Our bloom, our ideals.”) et Ionesco (La Leçon, forcément)
- les body artistes en psychanalyse.
Les illustrations parlent d'elles-même. On peut leur faire confiance car, pour une fois, ma lecture subjective qui aurait pu/du s'enfler dramatiquement pour se transmuer, tel un Goldorak beckettien, en égotrip-Memento Mori-like n'a pas coïncidé avec celles esthétiques.
Tant mieux, je dégonfle, je commence à pouvoir rire de mes propres âneries, fière d'avoir tenté d'imiter Ce hamster-là pendant 3 jours.
;-)
Irwin, Golden Smile, 2004. Photographie couleur, C-Print, 75 x 50,8cm. Achat en 2006, Centre National des Arts Plastiques |
PS : Ceci, objet infâme, là juste au-dessus, le picto-smiley, est un rire jaune.
PS II : Le titre, je sais, le titre, quoi... désolée.
PS III : Joyeux Anniversaire Bro !
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